Toutes les fins de journées étaient un soulagement pour Francis. Non pas parce qu’il avait un travail difficile, ce qui en soit n’était d’ailleurs pas vrai car la profession de comptable n’est pas la plus pénible parmi la quantité de professions créées par le capitalisme post-moderne, mais parce qu’il allait, comme chaque soir, pouvoir retrouver sa télévision et sa chaîne Poker Plus dont il raffolait. Il était certes joueur, mais la raison pour laquelle il adorait regarder Poker Plus n’était pas le jeu en soi. Ce qu’il adorait faire, c’était se payer la tête des joueurs professionnels qui se prenaient pour des stars alors que ce ne sont que des gens ordinaires qui jouent au poker, c’est-à-dire des gens qui disent check, fold, raise ou call. Rien de bien surhumain en somme.

 

    Francis connaissait tous ces professionnels par cœur. Il y avait Bertrand Elky Grospellier, qui avait certes gagné un tournoi « European Poker Tour » il y a dix ans, mais qui aujourd’hui se fait sortir dès les premiers tours par des amateurs dont il est incapable de lire le jeu. Jennifer Harman, une joueuse dont personne n’a jamais perçu le moindre talent ni dans sa lecture de ses adversaires, ni dans ses bluffs. Et bien sûr, il y avait l’inénarrable Howard Lederer qui se faisait appeler le professeur car il animait une petite émission dont laquelle il donnait des conseils à des joueurs débutant, mais qui se faisait tout le temps éliminé par ses adversaires en ne respectant justement pas les conseils qu’il donnait aux téléspectateurs.

 

    Lorsque Francis alluma la télévision, il tomba sur un « Poker After Dark ». Une table qui réunissait cinq joueurs professionnels du circuit. Il y avait Mike Matusow avec son aire de petit rocket agressif, Annie Duke la sœur du professeur Howard Lederer, Phil Ivy et sa tête de robot, Phil Elmut avec son insupportable sentiment de supériorité et l’inimitable Howard Lederer alias le professeur. Le jeu commença et Francis pouvait se laisser aller, comme chaque soir, à se moquer de leur jeu, de leur physique et de leur égocentrisme ridicule. Il commença même à les imiter en sortant un jeu de carte et en jouant en même temps que ses idoles.

 

    Mais alors qu’il était en train de jouer en même temps que l’émission, il constata une chose troublante. Les cartes qu’il jouait dans son salon était exactement les mêmes que celles qui sortaient pendant l’émission. Il regarda ses cartes plusieurs fois pour être sûr qu’il n’était pas en train d’halluciner, mais c’étaient bien les mêmes cartes. Il releva alors les yeux vers sa télévision et il constata que les cinq joueurs qu’il regardait jouer au poker ne jouaient plus. Ils étaient tous les cinq silencieux en train de le fixer dans les yeux. C’est alors que Francis sentit un drôle de picotement au bout des doigts. Il vit ses mains commencer à s’évaporer dans l’air en direction de la télévision. Puis ses bras. Puis ses épaules. Puis tout son corps s’évaporer en direction de la télévision pour atterrir au milieu de la table des cinq joueurs professionnels qu’il regardait à travers son écran il y a encore un instant. Encore totalement abasourdis par ce qui venait de se passer, il entendit un des joueurs s’adresser à lui :

- Alors comme ça, Francis, tu nous prends tous ici pour des guignols, dit Mike Matusow derrière ses petites lunettes rondes qui ressemblaient à celles que portait Himmler.

- Tu te crois meilleurs que nous petit Francis ? ajouta Phil Ivy avec son regard provocateur.

- Nous en avons assez de tes sarcasmes et de tes moqueries Francis. Nous allons te proposer un défi pour bien te faire comprendre que les boss du Poker, c’est nous, dit Phil Elmut tout en clignant des yeux de manière frénétique.

- Tu vas devoir nous battre, conclut Annie Duke avec son sourire de Joker.

 

    Le croupier commença la première distribution de carte dans la foulée. Francis s’aperçut vite que jouer contre des professionnels était nettement moins facile que ce qu’il avait imaginé. Tout le monde était très agressif à la table, et se lancer dans des « call » ou des « raise » était extrêmement risqué sans une bonne main. Le tournoi dura donc des heures. Parfois Francis arrivait à piquer les blinds, parfois il tentait un bluff qui échouait. La partie était très difficile pour lui et il se retrouva vite « short stack ».

 

    Il tomba au préflop sur une main roi-six dépareillés. Et au flop, la chance commença enfin à tourner. Deux rois et un six sortent. Il avait un full au flop. Il décida de tenter un tapis en espérant qu’un idiot de cette table suive, croyant que Francis se lance dans une mise du désespoir. Tout le monde se coucha, sauf Howard Lederer, le professeur. Au Turn, un As de pique tomba. Puis à la River, l’As de cœur tomba. Francis pouvait donc se faire battre si Howard Lederer avait les deux autres As, ce qui était hautement improbable. Mais c’est ce qui arriva. Et Francis fut éliminé avec son roi-six dépareillés. Il prit donc la parole :

- Bon, j’ai perdu, j’ai bien retenu la leçon. Vous pouvez me renvoyer chez moi maintenant ?

- Pas si vite, petit freluquet, dit Howard Lederer. Tu as perdu, tu vas donc nous rendre un service.

- Et si je refuse ?

- Tu resteras bloqué ici avec nous à jamais.

- Quel est ce service ?

- La chaîne Poker Plus est au bord du précipice financièrement, car personne ne nous regarde. Il nous faut renflouer les caisses, sinon nous disparaitrons. Moi et mes amis ici présents avons caché un gros magot quelque part qu’il faut que tu retrouves et envoie à la direction de Poker Plus.

- Pourquoi n’y allez-vous pas vous-même ? Et où est caché votre magot ?

- Nous ne pouvons pas physiquement y aller. Nous ne sommes que des fantômes qui vivent à travers cette chaîne. Nous ne pouvons pas en sortir. Quant au lieu, nous ne pouvons pas te le dire. Tu dois la trouver toi-même. Mais nous allons tout de même te donner un indice.

- Dites moi.

- Le premier indice est caché dans quelque chose qui te sert.

- C’est tout ?

- Oui.

 

    C’est alors que Francis ressentit à nouveau son corps s’évaporer progressivement comme cela s’était passé lors de son voyage aller. Mais dans le sens inverse cette fois. C’est ainsi qu’il était de retour dans son canapé et devant sa télévision. Encore son le choc de cette expérience, il commença à réfléchir à l’indice que lui avait donné Howard Lederer : le premier indice est caché dans quelque chose qui te sert. Cela ne voulait absolument rien dire, car beaucoup de chose lui servait. Le temps de fouiller chacune de ces choses lui prendrait un temps fou. En tournant en rond dans la maison pour l’aider à réfléchir, il finit par tomber nez-à-nez avec la tête de cerf accrochée au mur que lui avait offert un brocanteur qui voulait s’en débarrasser. Il se dit : "Quelque chose qui te sert… Sert ! Il voulait peut-être dire cerf ? C’est peut-être ça la solution."

 

    Il glissa sa main dans la bouche de la tête de cerf et y trouva deux cartes. C’était la main qui l’avait fait perdre : roi-six dépareillés. Francis avait l’impression que l’on se moquait de lui à lui faire retrouver les cartes qui l’avaient sorti du tournoi. Mais une fois la colère apaisée, il commença à réfléchir sur la signification de ce nouvel indice : "Roi- six ? En anglais, ça se dit king-six ! King-six… K-six… Cassis ? La ville de Cassis ? Mais oui, ça doit faire référence au casino de Cassis qui avait été dépouillé par 5 mystérieux braqueurs qui n’ont jamais été retrouvés. Un magot doit être planqué par loin. C’est ce qu’Howard Lederer veut que je retrouve ! Ce casino a d’ailleurs été abandonné depuis !"

 

    Francis partit donc seul en voiture en direction de Cassis. Il ne voulait pas payer de péage, il prit donc de petites routes de campagne pour faire le trajet entre sa Bretagne natale et Cassis. Le trajet dura des heures et de moins en moins de voitures croisaient la route de Francis. En fin de journée, il n’y avait plus que des champs de maïs en guise de paysage. Lorsque la nuit tomba, Francis finit par croiser la route d’un vieux cycliste aux longs cheveux blancs qui roulait dans la direction inverse de celle qu’il empruntait. Il trouvait étrange qu’un cycliste se trouva en pleine nuit au milieu de nulle part. Il n’y avait plus aucune trace d’habitation depuis plusieurs heures. Quelques minutes plus tard, le même cycliste fit son apparition sur la route, mais cette fois-ci en face de sa voiture. Francis poussa un cri d’effroi, freina brutalement et percuta le cycliste. Une fois sa voiture à l’arrêt, il se précipita vers le cycliste qui était allongé par terre. Francis crût reconnaître cet homme. C’était Patrick Bruel. Mais vieilli à l’extrême. Ce dernier répéta en boucle : « ils ne veulent pas me laisser partir ! Ils ne veulent pas que je parte ! »

 

    Francis l’aida à se relever. Puis il remarqua plus loin deux cartes au sol. C’était roi-six dépareillés. Pendant qu’il examinait les cartes, le vieux Patrick Bruel avait repris son vélo et lança un sourire sournois à Francis avant de repartir tout droit en direction de la nuit. Il décida de reprendre la route. Les champs de maïs finirent par laisser la place à des paysages moins monochromes et Francis trouva enfin un hôtel au bord de la route. Il n’était plus très loin de Cassis, mais il lui fallait reprendre son souffle après toutes ces émotions.

 

    Il n’y avait aucune voiture garée près de cet hôtel. Une faible lumière jaillissait de la porte d’entrée alors qu’aucun signe de vie ne semblait traverser les fenêtres des chambres. Francis ouvrit la porte et se dirigea vers l’accueil. Il appuya sur la sonnette pour signaler son arrivée. Une vieille dame arriva pour l’accueillir :

- Bonjour monsieur. Vous souhaitez une chambre ?

- Oui, pour cette nuit. J’ai fait un long trajet, une nuit de sommeil me fera le plus grand bien.

- Je comprends. Et où vous rendez vous ?

- A Cassis. Je souhaite visiter le casino.

- Mais il est abandonné. Et interdit d’accès. Êtes-vous au courant ?

- J’ignorais qu’il était interdit d’accès. D’ailleurs, c’est bien une peinture de ce casino que je vois derrière vous ?

- Oui, c’est une peinture qui m’a été offerte il y a fort longtemps, lorsque le casino tournait à plein régime et qu’il n’avait pas encore été braqué par cinq énergumènes puis abandonné.

- Très beau tableau. Je vous règle la chambre maintenant ?

- Oui, et je vais vous donner vos clefs. Mais un conseil, ne mettez pas les pieds dans ce casino. Des gens plus avertis que vous s’y sont rendus et on ne lui a jamais retrouvés.

- Je pense qu’on en aurait entendu parler si des gens avaient disparu dans ce casino…

- Tout est rendu très secret ici depuis le braquage. Ne vous y rendez pas, c’est tout. Tenez, voici vos clefs, chambre 11 au premier étage.

 

    Francis se rendit dans sa chambre et s’endormit instantanément après s’être allongé sur le lit. Le lendemain, il redescendit vers l’accueil. Il sonna pour signaler son arrivée mais la vieille dame ne venait pas. Il déposa donc la clef sur le présentoir. Son attention fut à nouveau attirée par la peinture située en face de lui. Il lui semblait qu’un détail du tableau avait changé. Le palmier situé en face du casino semblait être nettement plus défleuri que lorsqu’il avait regardé ce même tableau hier soir. Mais Francis se dit que c’était probablement la fatigue qui lui jouait des tours.

 

    Francis reprit la route en direction de Cassis. Il n’était plus très loin, il lui restait environ 100 kilomètres à parcourir. Il arriva enfin à Cassis devant le fameux casino vers midi. Le palmier situé en face du casino semblait encore plus vieux que ce qu’il avait vu sur la peinture de l’hôtel. Il n’y avait pas âme qui vive dans le coin. La porte d’entrée ressemblait à une porte d’église. Francis l’ouvrit et pénétra dans le hall du casino. Tout semblait abandonné depuis très longtemps. La roulette était recouverte de toiles d’araignées. Les rangées de machines à sous étaient toutes éteintes et couvertes de poussières. Les tables de Black Jack étaient renversées. L’attention de Francis fut attirée par une faible lumière située au fond du Casino. Il marcha doucement vers cette lueur et vit l’homme qu’il avait renversé la nuit précédente, assis autour d’une table de poker. Ce dernier invita Francis à s’assoir et prit la parole :

- Grâce à toi, je vais pouvoir enfin partir.

- Vous êtes Patrick Bruel ?

- Oui.

- C’est vous que j’ai renversé la nuit dernière…

- Il y a 30 ans avait eu lieu ce fameux braquage commis par 5 Américains. Tout le monde croit qu’ils se sont échappés avec le magot du casino et qu’il fut abandonné à cause cet évènement, mais la réalité est tout autre. J’étais présent lorsque tout ceci s’est déroulé.

- Et que s’est-il passé ?

- Lors du braquage. Les cinq Américains ont été arrêtés par les agents de sécurité du casino. Des investisseurs indiens qui possédaient de nombreux casinos à Las Vegas étaient présents ce jour-là. Ils ont proposé au gérant du casino de Cassis d’envoyer les âmes des cinq braqueurs dans les machines à sous. Il a accepté et les indiens ont effectué le rituel qui a transféré les âmes des cinq américains dans les machines à sous que tu vois derrière toi.

- Attendez, ces cinq braqueurs ne seraient ils pas Mike Matusow, Annie Duke, Howard Lederer, Phil Helmut et Phil Ivy ?

- Oui, ce sont probablement eux qui t’ont amené jusqu’ici. On s’est vite aperçu que leurs âmes avaient quitté les machines à sous, pour aller se nicher dans les locaux de Poker Plus, dont les bâtiments de diffusion est situé juste derrière ce casino.

- C’est ainsi qu’ils ont pu hanter cette chaîne de télévision et m’aspirer par mon écran TV. Je suis ici car ils m’ont dit qu’il fallait que je retrouve leur magot si je ne voulais pas rester coincé avec eux après ma défaite contre ces escrocs.

 

    Le vieux visage de Patrick Bruel s’illumina, et un gros sourire sadique apparût sur son visage :

- Ils t’ont bluffé. Ils ne peuvent pas garder les gens éternellement dans leur émission. La seule façon pour eux de te lancer une malédiction est de s’assoir sur la table où tu es actuellement.

- Mais ? Vous y êtes assis aussi !

- Oui, et c’est pourquoi je suis coincé ici depuis 30 ans. Et je serai libéré de cette malédiction lorsque j’aurai réussi à faire assoir 5 personnes sur cette maudite table dont les âmes seront échangées contre les cinq prisonniers qui pourront alors retrouver le monde des vivants. Merci à toi Francis, à présent il ne me reste plus que 4 proies à trouver.

 

    C’est alors que Francis sentit à nouveau tout son corps s’évaporer petit à petit comme lorsqu’il était devant sa télévision chez lui. Il se retrouva à nouveau au milieu des joueurs professionnels de poker contre qui il avait joué, mais ils n’étaient plus que 4. Howard Lederer avait disparu, libéré par l’échange d’âme. Francis s’était fait magnifiquement bluffé par le professeur et était à présent coincé dans le « Poker After Dark » pour l’éternité. En face de lui, accrochée au mur, se trouvait la même tête de cerf qu’il avait chez lui. Cette dernière sourit puis explosa de rire.

 

FIN