
Charles Vainqueur, comme à chaque fois qu’il entend le réveil sonner, se leva d’un bond dès la première sonnerie matinale. Charles Vainqueur n’avait pas le temps de faire la grasse matinée, c’est une personne très occupée. Dès 7 heures du matin, il fait sa petite demi-heure d’exercices physiques, puis mange sa dose de blanc d’œuf pour grossir ses muscles et s’équipe de son costume bien repassé du jour précédant.
Charles est consultant en recrutement. Son travail consiste à dénicher des candidats correspondant aux offres d’emploi de ses clients. Ce métier est exigeant. Il faut toujours être souriant, bien habillé, poli et un brin séducteur. Ce métier convient parfaitement à Charles qui adore jouer les entremetteurs. Cette situation lui permet d’avoir du pouvoir entre les deux parties : les candidats et les employeurs. Charles est accro à ce pouvoir. Tenir dans sa main l’avenir professionnel de petites gens du peuple lui plaît, cela lui donne un énorme sentiment de supériorité dont son égo aussi vaste qu’un pays pouvait se nourrir. C’est d’ailleurs son seul moteur dans la vie.
Après s’être bien coiffé et bien habillé, il se rendit à son cabinet de consultation dont il est le fondateur. Son cabinet se situe au centre-ville de New York, au dernier étage de la plus haute tour de la ville. Le midi, lors de sa pause déjeuner, il aimait regarder les gens qui marchait dans la rue du haut de sa tour d’ivoire. Cela lui donnait le sentiment qu’il pouvait écraser n’importe qui comme une fourmi.
Aujourd’hui, il avait prévu de recevoir un candidat pour un haut poste à responsabilité dans la finance. Un certain Daneel Olivaw. Lorsque Charles eu reçu le curriculum vitae de ce candidat, il ne lui trouvait aucun défaut. Des notes très hautes tout au long de sa scolarité, des voyages à l’étranger pour améliorer sa pratique des langues étrangères et un mémoire de fin d’étude qui a été publié dans le Financial Time. C’était le CV parfait. Et c’était justement ce qui inquiétait Charles. A la lecture de chaque CV, Charles Vainqueur était capable de déceler avec une extraordinaire précision les qualités et les défauts du candidat. Il ne se trompait jamais. Dans le cas de Daneel Olivaw, il n’y avait pas de défaut. Or, c’était impossible. A moins que ce candidat n’eût des choses à cacher. Charles Vainqueur décida donc d’appeler Daneel Olivaw :
- Allô ?
- Oui, bonjour Monsieur Olivaw ?
- C’est lui-même, répondit Daneel Olivaw d’une voix mécanique et froide.
- Je suis Charles Vainqueur, du cabinet de recrutement Vautour dont je suis le fondateur. Je vous appelle car j’ai reçu votre CV pour un poste d’analyste du big data chez un de mes clients. Votre CV est très intéressant. Je souhaite savoir si vous seriez disponible pour un entretien ?
- Oui bien sûr, je suis en plein recherche d’emploi en ce moment j’ai donc beaucoup de créneaux de libres.
- Au vu de votre CV, vous devez sûrement avoir beaucoup d’entretien.
- Pas tant que cela. Je ne postule pas à tout ce qui passe. Je sélectionne avec grand soin ce sur quoi je postule.
- Vous avez des critères de préférences particulières sur le type de poste que vous recherchez.
- Oui, et bien voyez-vous, cela va vous paraître un peu étrange, mais je recherche une Entreprise qui ne soit pas trop loin d’une bonne de rechargement pour voiture électrique. J’accorde une grande importance à l’écologie et ne me déplace qu’en voiture électrique. Je cherche également un poste où je serai libre de mes déplacements, où il n’y a pas d’horaires figées.
- Eh bien c’est un critère assez original. C’est bien la première fois que j’entends ça. Monsieur Olivaw, pourriez-vous venir au cabinet Vautour demain à 14H00 pour un entretien avant que j’envoie votre CV à mon client.
- Bien sûr, je viendrai demain à 14H00 précise. A demain Monsieur Vainqueur.
- A demain Monsieur Olivaw.
Charles raccrocha et se dit qu’il tenait là un premier défaut de ce candidat. Vouloir travailler dans une Entreprise située près d’une borne de rechargement électrique, cela n’avait aucun sens. Ce type était complètement perché. Mais son incroyable CV perturbait toujours Charles. Pourquoi quelqu’un d’aussi brillant n’avait-il toujours pas décroché de poste ? Cette histoire de borne électrique ne tenait pas la route. Il lui fallait creuser encore.
Charles se mit à rechercher le mémoire de Daneel Olivaw publié par le Financial Time. Ce mémoire portait sur les risques des crédits « subprimes » qui consistaient à offrir des crédits immobiliers à des familles aux revenus modestes à taux faibles pendant les premières années de remboursement puis à des taux plus élevés au bout d’un certain nombre d’années. Daneel Olivaw constata dans son mémoire que les banques qui accordaient ces crédits particuliers revendait ces derniers sur un marché dit secondaire où les crédits des uns et des autres sont achetés, vendus, rachetés puis revendus afin de faire une petite plus-value sur la vente de ces crédits. Plusieurs banques s’étaient spécialisées dans ces subprimes et beaucoup de familles pouvaient avoir accès à la propriété immobilière grâce à ce moyen. De très nombreux subprimes ont donc été générés. Plusieurs banques ont pu ainsi vendre les crédits que toute ces familles ont pu acquérir et s’enrichir considérablement en les vendant à d’autres banques. Mais certains acheteurs se sont aperçus d’une supercherie. Les crédits immobiliers qui ont accordés n’étaient à taux fixe qu’au début du remboursement, puis passaient à taux variable plusieurs années plus tard. Mais personne ne pouvait savoir à l’avance comment ces taux allaient varier. Cela dépendait de la banque mondiale qui fixait les nouveaux taux chaque année. Si les taux montaient trop haut, beaucoup de familles ne pourraient pas rembourser leurs crédits. Les banques acheteuses de crédit subprime se sont aperçues que beaucoup de familles qui avaient contracté ce type de crédit ne pourraient pas rembourser les sommes demandées et pourraient donc se retrouver très vite insolvables. Les banques détentrices de ces crédits essayèrent donc de revendre ces actifs qui avaient un très grand risque de ne valoir plus grand-chose à moyen terme. Et ce qui devait arriver arriva. Lorsque la banque mondiale eut monté les taux d’intérêts, de nombreuses familles ne pouvaient plus rembourser leur crédit et s’ensuivit une suite de faillite bancaire accompagnées de nombreuses expulsions. Charles Vainqueur avait pu acquérir son cabinet de recrutement pour une bouchée de pain grâce à l’énorme crise immobilière qui suivit. Il y avait beaucoup trop de maison à vendre dues aux expulsions, par conséquent l’offre de biens immobiliers était bien supérieure à la demande ce qui fit baisser les prix. C’est grâce à cette crise que le cabinet Vautour avait vu le jour. Et Daneel Olivaw avait prédit cette crise dans son mémoire d’étudiant en utilisant des algorithmes très complexes que peu de personnes pouvaient comprendre.
Charles Vainqueur était à présent convaincu que ce Daneel Olivaw avait quelque chose à cacher. Les candidats qui postulent à des postes inférieures à leurs compétences sont toujours suspects. Ce qui n’est pas le cas de ceux qui candidatent à des emplois bien trop difficiles pour eux, car ceux-là sont justes des gens qui se surestiment et donc qui n’ont rien à cacher.
Charles se souvint de cet article qu’il avait lu il y a quelques années et qui l’avait durablement marqué. Le sujet était sur une usine de l’US Robots fabriquant des robots dotés d’une intelligence artificielle très poussée dont plusieurs prototypes avaient disparu et que n’ont toujours pas été retrouvés. De nombreux sites conspirationnistes affirmaient, selon certaines sources, que ces robots s’étaient échappés d’eux-mêmes de cette usine pour aller se mélanger à la société humaine après avoir pris l’apparence d’êtres humains. D’autres sites internet avançaient l’hypothèse que ces robots avaient été volés par des sociétés concurrentes. Toujours selon certaines sources…
En y réfléchissant, Charles se dit que même si ces théories semblaient plus que farfelues, il n’y avait aucuns éléments qui les contredisaient. Il serait donc possible, selon lui, que ce mystérieux Daneel Olivaw soit un robot. Cela expliquerait sa grande intelligence et ces idée farfelue de travailler dans une Entreprise se trouvant près d’une borne de rechargement électrique. Charles avait besoin d’un plan pour démasquer ce candidat.
En faisant des recherches grâce aux livres qu’il avait acheté sur ce sujet, Charles découvrit que les robots de la première génération réagissaient très mal aux paradoxes. En effet, de nombreux tests avaient été réalisés par l’US Robots sur ce sujet. L’évocation d’un paradoxe faisait bugger le cerveau positronique d’un robot qui par conséquent ne savait quoi répondre. Dans certains cas, le cerveau du robot pouvait même exploser après une surchauffe des circuits positroniques.
Charles Vainqueur tenait là un moyen de vérifier la véritable nature de Daneel Olivaw. Il allait lui évoquer des paradoxes lors de l’entretien de recrutement et observer ses réactions. Fier de cette trouvaille, il alla de coucher le sourire aux lèvres en pensant à ce piège qu’il allait tendre à ce candidat parfait.
Le lendemain à son réveil, Charles se réveilla en toute hâte. Démasquer des candidats étranges était ce qu’il préférait dans son métier de consultant en recrutement. Il avait préparé les questions qu’il allait lui poser. Il ne restait plus qu’à attendre M. Olivaw.
A son arrivée à 14 heures précises, Daneel Olivaw arriva au cabinet de recrutement de Charles Vainqueur. Ce dernier fut tout de suite impressionné par la prestance du candidat. Une posture droite, des épaules solides et de grands yeux bleus perçant déterminés. Mais Charles ne se laissa pas impressionner. Il avait besoin de se persuader d’être constamment supérieur aux candidats qu’il rencontrait pour pouvoir poser toutes les questions qu’il voulait et ainsi mieux cerner la personne qu’il avait en face de lui. Daneel Olivaw fut le premier à prendre la parole :
- Monsieur Charles Vainqueur ? Je suis Daneel Olivaw. Nous avions rendez-vous à 14H00 pour un entretien.
- Oui bonjour Monsieur Olivaw. Je vous en prie, installez-vous. Vous n’avez pas eu de difficultés à trouver le cabinet ?
- Non, je n’habite pas très loin. Je connais un peu le secteur.
- Très bien. Eh bien rentrons tout de suite dans le vif du sujet. Je suis ravi de vous rencontrer car vous avez un CV très impressionnant. Vous avez de nouvelles pistes peut-être ?
- Eh bien je suis assez sélectif comme je vous l’avais dit au téléphone. Donc pour l’instant non.
- Pour être tout à fait honnête avec vous, je suis étonné que vous n’ayez pas d’emploi. Vos prétentions salariales sont peut être très élevées.
- Pas plus que la moyenne du secteur.
- D’accord. Pour commencer un entretien avec un nouveau candidat, j’aime lui poser des questions en lien avec sa personnalité pour mieux cerner le profil psychologique du candidat et ainsi lui proposer des offres d’emploi qui lui correspondent au maximum. Etes-vous d’accord pour y participer ?
- Eh bien pourquoi pas, cela me semble être une manière très originale de débuter un entretien.
- Très bien. Je vais donc vous poser une série de question auxquelles vous devez répondre sans réfléchir trop longtemps.
- Très bien.
- Première question : si vous savez que vous ne savez rien, savez-vous quelque chose ?
- Non, car ne rien savoir n’est pas une connaissance en soi. Savoir que l’on ne sait rien signifie juste que ne sait rien.
Charles Vainqueur ne s’attendait pas à une réponse aussi rapide de la part de Daneel Olivaw. Charles se sentait un peu décontenancé par cette situation inattendue et il sentit une goutte de transpiration parcourir son cou. Mais il ne devait pas se faire déstabiliser et continua ses questions :
- Si le temps est infini, il ne peut y avoir de début car un début entraîne une fin. Peut-il donc exister un temps infini ?
- Bien sûr. Rien ne nous permet d’affirmer qu’un début entraîne forcément une fin. Donc oui un temps infini avec un début est tout à fait possible.
Charles Vainqueur était à nouveau bouleversé par l’absence d’hésitation du candidat. Il commença à croire qu’il s’est peut-être trompé sur son compte. Un influx nerveux traversa sa nuque et il s’apprêta à poser une troisième question :
- Si un robot est programmé pour tuer les assassins, et que ce même robot a commis un meurtre, va-t-il se supprimer de lui-même ?
- Cela dépend. S’il est programmé pour arrêter les assassins humains, il ne s’autodétruira pas.
Charles Vainqueur commença à avoir mal à la tête. Les réponses de Daneel Olivaw étaient rapides et très intelligentes. Il commença à se sentir inférieur à lui intellectuellement car lui-même n’aurait jamais pu répondre à ces questions. Son visage commença à pâlir :
- Monsieur Vainqueur, vous allez bien ?
- Oui, pardon excusez moi. Je suis juste très surpris par votre élocution et votre facilité à répondre à toutes mes questions.
- Vous avez l’air de ne pas aller bien tout d’un coup. Comme si ces questions vous donnaient la nausée…
- Je… Vous avez raison, je vais devoir suspendre notre entretien. Je suis désolé.
- Ce n’est pas grave, vous me rappellerez quand vous irez mieux ?
- Oui, tout à fait. Merci d’être venu Monsieur Olivaw.
Charles Vainqueur alla s’allonger sur son canapé dans la salle située derrière son bureau. Il sentait tout son organisme s’emballer. Il trouva vite le sommeil. Cela ne lui arrivait pourtant jamais de faire une sieste en pleine après-midi comme tous ces chômeurs qu’il méprisait. Mais il ne pu se battre contre cette envie et entra dans un sommeil profond.
Il fut réveillé par la sonnerie de son téléphone portable qui lui indiquait qu’il venait de recevoir un sms. C’était un sms de son concurrent direct qui avait un cabinet de recrutement à environ 500 mètres du sien. Ils passaient souvent leur temps à s’envoyer des vacheries amicales. Charles Vainqueur glissa son doigt sur son écran pour consulter le message qu’il venait de recevoir. Il était écrit : « Comment un cabinet qui s’appelle vautour peut-il attirer de la chair fraîche ? lol ». Et à la suite de la lecture de message, la tête de Charles Vainqueur explosa répandant des écrous et des circuits imprimés dans toute la pièce.
FIN
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