Encore assommé par la bouteille de Jack Daniel’s qu’il avait bu la veille, Stephen King ouvrit lentement les yeux réveillé par le fin rayon de lumière passant sous sa porte annonçant une nouvelle journée dont il savait à l’avance qu’elle serait non productive. Il aurait préféré rester dans cet état de léthargie plus longtemps pour oublier, du moins temporairement, qu’il n’était plus l’écrivain qu’il avait été. Il se leva péniblement et s’assit sur le bord de son lit, posa son front contre ses mains pour se remémorer sa soirée, la tête penchée en avant. Il se souvint qu’il avait encore essayé de se remettre à l’écriture. Il se vit devant sa machine à écrire, avec ses deux mains s’apprêtant à enfin être en contact avec une touche du clavier. Mais encore une fois, il lui avait été impossible d’écrire le moindre mot.

 

    Le syndrome de la page blanche avait commencé il y a deux ans, peu après qu’il eut terminé une première version du troisième volet de « Ça », racontant le retour du clown tueur de Derry vingt-six ans après les évènements du second tome. Le clown y ayant été vaincu par le club des ratés, il revenait dans ce nouveau roman encore plus cruel et sadique que précédemment. Stephen King avait  écrit ce roman à la vitesse de l’éclair. Il est allé si vite dans l’écriture qu’à la relecture de sa nouvelle œuvre, il avait l’impression de découvrir ce qu’il avait écrit. Il ressentit une terreur qui l’avait pris aux tripes face à ce qu’il avait lu. Ce n’est pas seulement les actes affreux du clown décrites dans son roman qui l’avait traumatisé, mais c’était aussi de se rendre compte que c’était lui qui a été capable d’avoir été aussi loin dans l’horreur. Depuis ce jour, il n’avait plus réussi à se lancer à nouveau dans l’écriture malgré des tentatives quotidiennes. Même avec l’aide de l’alcool, il n’y arrivait pas.

 

    Il se leva péniblement de son lit, se dirigea vers sa petite table de nuit pour récupérer ses fameuses petites lunettes carrées et enfila une robe de chambre. Son domaine situé à Bangor était si grand qu’il avait l’impression de devoir parcourir un marathon chaque matin pour aller rejoindre la cuisine depuis sa chambre. Mais ce matin, il n’y avait aucun café préparé par sa femme qui l’attendait. C’était bien la première fois en plus de cinquante ans de mariage qui cela arrivait. Il dû préparer son café seul, devant pour la première fois utiliser la machine à café. Le goût amer de sa préparation témoigna de son manque d’expérience en la matière. Cela ne l’empêcha pas tenter de se remémorer le cauchemar qu’il avait fait. Chose inhabituelle pour lui car il avait écrit dans un de ses romans que les cauchemars ne relevait pas de la logique et que les expliquer n’avait aucun intérêt, ce serait contraire à la poésie de la peur. Mais cette journée spéciale lui fit passer ses convictions profondes au second plan et il commença à se remémorer de bribes de sa vision onirique. Il se vit tenir ce livre qui ressemblait au fameux Necronomicon de l’univers de Lovecraft et à prononcer des paroles ressemblant à des incantations dans une langue inconnue. Peut-être était-ce dû à la soirée « Evil Dead » qu’il avait passé il y a peu avec sa femme où ils s’étaient repassé les trois films orignaux réalisés par Sam Raimi. D’ailleurs, où était sa femme ?

 

    Il sortit de son domaine, toujours vêtu de sa robe de chambre, et se dirigea vers la grande porte en grille surplombée par deux statuts de chauve-souris. Sur sa droite se dressait au loin le domaine de sa voisine Mme Fisher. Il aperçut quelqu’un ouvrir la porte, mais il était trop éloigné pour voir de qui il s’agissait. Il vit d’une silhouette de femme, mais ce n’était pas Mme Fischer. Celle qui était sortie paraissait plus petite et plus mince. Peut-être était-ce sa fille ? Si c’était le cas, elle ne lui en avait jamais parlé. La silhouette s’était arrêtée sur le palier et semblait l’observer tout en restant immobile.

 

    Arrivé à l’entrée, il fut rassuré de voir qu’aucun fan n’était en train de se prendre en photo devant sa grille comme cela arrivait trop souvent à son goût. Il se dirigea vers sa boîte à lettre pour récupérer le journal du jour et retourna lentement vers son domaine. Il ouvrit le journal tout en marchant et profita de ce subterfuge pour jeter un œil sur sa voisine. Elle n’avait pas bougé d’un pouce.

 

    Il posa son journal sur la table, l’air pensif. En jetant un œil sur la première page où était inscrit la date du jour, il se rendit compte que c’était le jour de l’anniversaire de son petit neveu. C’était ses 16 ans, et il lui avait promis de lui offrir un de ses livres dédicacé. Il se dépêcha de remonter dans sa chambre pour se changer, puis fila en toute hâte en direction de la ville. Dans la précipitation, il ne prit pas le soin de mettre une casquette pour éviter d’être dérangé par les touristes. Il s’en moquait, il devait se diriger vers la librairie « The Night Light » de Bangor. Il marcha à vive allure, l’esprit encore embrumé à cause du manque de caféine. Il se croisa personne pendant qu’il marchait dans son lotissement pour rejoindre le grand boulevard qui menait au centre-ville. Le ciel était brumeux, bien loin de ce qu’avait annoncé la météo la veille. On pourrait même penser qu’un orage éclaterait dans quelques heures. Peu de circulation occupait le boulevard. Chose peu habituelle pour un mercredi matin. Toutes les voitures circulant à cette heures semblait se diriger vers un chapiteau rouge qu’il aperçut au loin. Il s’agissait d’un cirque avec un nom Français « Zatana » que Stephen King était bien incapable de prononcer. Il n’était pas spécialement Francophile.

 

    Il continua sa route, sous le vent glacial qui commençait à lui prendre à la gorge. Il croisa quelques passants qui ne firent pas attention à lui. Il lui arrivait souvent qu’on lui dise « Bonjour », tout le monde le connaissait à Bangor. Mais les passants du jour étaient de parfait inconnus. Ils ne ressemblaient pourtant pas des touristes, qui étaient souvent équipés d’appareils photo et dont les visages paraissaient témoigner d’une envie de découverte. Mais personne ne lui fit cette impression. Les gens qu’il avait croisé avaient l’air d’être des locaux depuis des années. Près de la supérette, il ne vit pas trace de Gontran, le clochard du coin qui squattait cette place depuis trente ans. Cette journée était décidemment bien étrange.

 

    Arrivé devant la librairie, il fut surpris de voir qu’elle avait changé de nom. L’écriteau qui faisait apparaitre auparavant le titre « The Night Light » a été renommé « La Veilleuse ». Stephen King ouvrit la porte de la librairie d’un geste vif. Il n’y avait que lui et le libraire, qui était apparemment un nouveau et qui attendait derrière son comptoir situé parallèlement à l’entrée : « Bonsoir Monsieur ! En quoi puis-je vous aider » ?

 

Comment ça « monsieur », se dit Stephen King. Il ne me reconnait pas de jeune freluquet ? Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ?

 

- Bonjour jeune homme, répondit-il d’un air un peu désabusé. Vous êtes nouveau ici ?

- Oui, j’ai repris la librairie. Le nouveau nom et la nouvelle organisation vous plaît-elle ? J’ai tout rangé par thème, vous verrez c’est très facile de trouver ce que vous souhaitez. Au fait, je m’appelle Félix Duplantel.

- Très bien Félix. Ce n’est pas un nom d’ici, je me trompe ? Je recherche des livres écrits par Stephen King.

- Non du tout, je viens de la Nouvelle Orléans. Vous m’avez dit Stephen qui ?

- King ! Stephen King ! Le maître de l’horreur.

- Stephen King ? Je ne connais pas. Vous voulez dire plutôt Stéphane Roi ?

- Stéphane Roi ? C’est qui celui-là ?

- Et bien sûrement l’auteur auquel vous faites référence. Venez, suivez-moi au rayon des livres d’horreur.

 

    Stephen King eu la mauvaise surprise de constater qu’aucun de ses livres n’y était présent. La grande majorité étaient des œuvres écrites par ce Stéphane Roi dont venait de lui parler le libraire. Il se retourna vers ce dernier d’un air mécontent : « C’est une plaisanterie n’est-ce pas » ?

- Une plaisanterie ? Que voulez-vous dire ?

- Ce Stéphane Roi n’a jamais existé. Et qu’est-ce que c’est que ces titres grotesques ? Cette ? Carie Dentaire ? Marche ou lèche ?

- Ce sont des titres connus. « Cette », c’est l’histoire d’une clown tueuse qui sévit dans une petite ville du Maine et qui a élu domicile dans les égouts. « Carie Dentaire » parle d’une tragique histoire d’une femme aux pouvoir télékinétique qui souffre d’une carie pendant son bal de fin d’année et qui lui fait fondre une durite. Et enfin « Marche ou Lèche » c’est l’histoire d’une course de chien sur lesquels des gens font des paris pour savoir lequel sera le dernier à aller s’abreuver d’eau le tout sous fond de corruption. Tous ces livres ont été adaptés au cinéma, vous avez peut-être vu l’un d’entre eux ?

- Arrêtez de jouer avec moi jeune imbécile. C’est moi le maître de l’horreur. Ces titres ne sont que de vulgaires parodies de mes œuvres.

- Désolé monsieur, votre nom et votre visage ne me disent absolument rien.

- Vous mériteriez une bonne paire de claques pour vous m’être payé ma tête à ce point. Mais il me faut un livre d’horreur pour mon petit neveu. Tant pis si je ne trouve pas un de mes livres. Je vois qu’il est écrit Necronomicon là. Vous le vendez ?

- Désolé Monsieur, il est parti hier soir.

- Décidemment, vous ne servez vraiment à rien Félix Duplantel. Permettez-moi de vous planter ici.

 

    Stephen King ressortit furieux la librairie. Il n’en revenait pas de ce qui venait de se passer. Était-ce une caméra cachée ? Si tel était le cas, c’était de très mauvais goût. Il retourna chez lui d’un pas pressé faisant fit du temps qui s’était encore aggravé. Après avoir sa porte d’entrée, il sursauta face à une silhouette assise dans l’ombre. D’une main tremblante, il alluma la lumière. Il reconnut tout de suite sa femme Tabitha. Elle semblait suffoquer. Son corps était pris de convulsions soudaines. Elle semblait subir une transformation physique, une partie de son corps était en train de se redessiner sous ses yeux. Elle lâcha un faible « Aide-moi » !

- Chérie ! Mon dieu que t’arrive-t-il ? dit-il en prenant son épouse dans ses bras.

- Le manuscrit… Celui que tu as lu hier… Il… Il transforme les gens !

- De quoi parles-tu ? Quel manuscrit.

- Là ! en lui montrant du doigt le livre posé sur la table de la cuisine. Tu l’as pris dans cette librairie. Puis tu as lu un passage.

Il reconnut de suite le Necronomicon.

- Comment ? Je ne m’en souviens pas…

- Tu… Tu étais encore saoul. Par pitié, rapporte le. Et demande leur comment annuler le maléfice.

- Je dois tout de suite t’emmener à l’hôpital.

- Ils ne peuvent rien pour moi. Si tu n’annules pas l’incantation qui a été prononcé, je me transformerai définitivement en quelqu’un d’autre. Fais vite, je t’en prie.

 

    Il dû admettre que Tabitha avait raison. Trop de choses étranges avaient eu lieu pour qu’il y ait une explication rationnelle à tout ce bazar. C’était à présent à lui de vivre une histoire d’horreur qu’il avait imposé à tellement de personnages. Après avoir écrit tant d’histoires, il savait qu’il ne fallait surtout pas se laisser guider par les évènements. Il décida donc  de raisonner contre toute logique qu’aurait suivi le personnage d’un de ses romans. Il laissa son épouse chez elle après l’avoir recouvert d’une couverture et lui avoir donné des tranquillisants. Puis fonça en direction de la librairie avec le Necronomicon sous le bras.

 

    Le temps s’était encore gâté avec une averse qui était cette fois ci accompagné d’un violent orage. Le grand boulevard était ) présent désert. Tous les magasins avaient fermé. Tous sauf cette librairie qui était le seul bâtiment d’où émergeait de la lumière. Stephen King y entra, encore plus furieux que la dernière fois. Cet imbécile de Félix Duplantel qui semblait l’attendre et le fixa immobile au milieu de son comptoir : « Monsieur King ! Que me vaut ce retour si soudain » ?

- Arrêtez de me mener en bateau, répondit prestement King. J’ai le Necronomicon juste ici. Je sais que c’est ce manuscrit qui est à l’origine de tout ce remue-ménage. Vous allez m’expliquer tout de suite comment annuler le processus.

- Désolé monsieur King, je ne vois absolument pas ce dont vous voulez parler.

 

    N’en pouvant plus, Stephen King se dirigea vers Felix Duplantel avec un pas menaçant, le poing fermé prêt à décocher une droite. Mais un coup de feu assourdissant venant de derrière lui déchira les tympans. Le coup avait dû passer à quelques centimètres de son oreille gauche. Devant lui, Felix Duplantel s’effondra, une balle de fusil logée en pleine poitrine.

 

    Des pas de bottes s’approchèrent de l’écrivain encore sous le choc. Une main se posa sur son épaule : « Stephen ! C’est moi » ! Il reconnut de suite la voix de son agent littéraire qu’il n’avait pas vu depuis deux ans. Il se retourna et fut sans voix face à son vieil ami muni d’un imperméable jaune et de bottes pluie avec son fusil qui pointait vers le bas pour éviter tout danger : « Ne t’inquiète pas, il s’en remettra ».

- Co… co… comment ça il s’en remettra. Enfin Georges, tu viens d’abattre un homme de sang froid avec ton fusil !

- Quand il ne sera plus possédé par l’ombre noir, il sera remis sur pied. Je te signale quand même que c’est toi qui l’a réveillé cette ombre.

- Mais enfin de quoi est-ce que tu parles ?

- Le livre que tu tiens dans tes mains, tu ne te souviens pas en avoir lu un passage hier soir ? Peut-être pas étant donné que tu n’avais pas avoir l’air d’avoir bu que de l’eau dans ta journée.

- Je suis venu hier dans cette librairie ?

- Cette librairie contient sorte de manuscrits des enfers. Et toi, tu as lu un passage hier et tu l’as volé. J’ai essayé de t’empêcher de partir avec mais tu m’as collé une droite donc je me souviendrai. Il a malheureusement fallu que tu lises le passage qui permet à l’ombre noire de modifier la réalité à sa guise. Cette ombre se était enfermée ici dans le sous-sol de la librairie, nourrie par les livres qui y habitent. Elle peut à présent modifier la réalité à sa guise.

- Mon dieu ! J’ai fait ça ? Georges, il faut à tout prix que tu m’aides à mettre fin à tout ça.

- Il n’y a qu’une seule solution Stephen. L’ombre noire se nourrit des livres de cette librairie. Si tu veux l’affaiblir, tu dois écrire un roman où tu seras le héros et dans lequel la combat. Il n’y a pas d’autres solutions.

- Mais… je n’ai rien écrit depuis deux ans, tu le sais bien.

- Pense à Tabitha, c’est le seul moyen que tu as de la sauver. Et nous tous par la même occasion. Et il y a une machine à écrire tout au bout du couloir. Sauve nous, je t’en prie !

 

    Stephen King sentit qu’il n’avait pas le choix. Il était à l’origine de tout ça, il devait y mettre un terme. Il s’installa dans la petite salle au fond de la librairie. Le syndrome de la page blanche s’estompa immédiatement. D’un geste mécanique, ses doigts commencèrent à taper un récit. Une histoire d’horreur dans lequel il sera lui-même le héros qui débarrassera Bangor de l’ombre noire.

 

    En même temps, l’agent de King sortit de la librairie. Il posa sous fusil près de l’entrée et sortit son portable de la poche gauche de sa veste : « Bonjour ! Ici Georges Longuefeuille. Pouvez-vous me passer le directeur des éditions « Simon & Schuter » s’il vous plait ? Merci. Allô mon ami, ça y est, l’écrivain s’est remis à écrire. L'idée de Tabitha a bien fonctionnée.

- Enfin, je n’y croyais plus, répondit le directeur. Sans lui, nous courons à la faillite. Il a fallu employer les grands moyens. Avec ce que me coûte tous ces acteurs de ce cirque français…

 

FIN