Allan Fisher n’était pas un fervent admirateur du monde du travail. Il l’avait expérimenté à plusieurs reprises et le moins que l’on puisse dire, c’est que ça ne l’avait pas passionné. Pourtant, il avait essayé des métiers très divers : vendeurs chez But, manutentionnaire chez Panavi, opérateur de saisie chez Manpower et bien d’autres expériences. Dès le premier jour de chacun des emplois qu’il avait occupé, Allan n’avait qu’une idée en tête : se barrer. Et pour pouvoir se barrer, il cherchait tout le temps à se faire virer. Ce que chacun de ses anciens employeurs ne s’est pas privé de faire.

 

    Lorsqu’il travaillait chez But, il s’est fait pincer en train de dormir dans un des lits mis en exposition pour les clients. Un de ses collègues, qui attendait une promotion depuis un moment, ne s’est pas fait prier pour aller le dénoncer. Lorsqu’Allan fut convoqué chez le directeur pour sa conduite, ses arguments n’ont pas fait mouche. En effet, ce dernier n’a pas vraiment été convaincu par l’utilité de faire dormir quelqu’un sur un lit d’exposition pour prouver la qualité des matelas de chez But aux clients. Allan fut viré dans la journée.

 

    Cela ne l’a pas empêché de trouver d’autres emplois. Le suivant a été chez Panavi où il travaillait sur une ligne de production. Son travail consistait à mélanger divers ingrédients dans des bacs pour les envoyer ensuite sur des lignes de production qui ensuite produisaient des croissants. Pour se faire virer, il ne respectait pas les doses des ingrédients qu’il devait respecter, ce qui donnait des croissants totalement ratés bons à jeter directement à la benne. Sa présence n’a été que d’une semaine dans cette Entreprise.

 

    Les expériences qui ont suivi ont été du même acabit. Parfois même, il se faisait virer sans même l’avoir réellement cherché. Comme cette fois où le patron d’un centre logistique d’Intermarché l’avait surpris en train de jouer à la trottinette avec son transpalette. Toutes ces expériences ratées l’ont amené à écrire un livre où il partageait tous les emplois qu’il avait occupé et décrivait toutes ses techniques pour ses faire virer pour pouvoir toucher le chômage afin d’être temporairement délivré de l’emploi.

 

    Ce livre fut un petit succès de librairie. Probablement parce que beaucoup de gens se reconnaissaient dans ce personnage un peu tire au flan, mais au fond assez attachant qui avait un objectif dont tout le monde rêve secrètement : ne rien faire. Cependant, même avec quelques milliers de livres vendus, ces revenus ne suffisaient pas pour vivre. Il devait donc se remettre à rechercher un emploi car malheureusement il arrivait en fin de droit pour les indemnités chômage.

 

    Même en étant au pied du mur, il ne mettait pas beaucoup de cœur dans sa recherche d’emploi. C’est la raison pour laquelle un conseiller pôle emploi lui fut imposé pour l’aider dans ses recherches. Il s’agissait d’un certain John Carry, un vieux de la vieille de l’accompagnement vers l’emploi pour les chômeurs, qui avait vu passer des centaines et des centaines de demandeurs d’emploi dans son bureau. Il avait plutôt bonne réputation, car les personnes qu’il accompagnait retrouvaient vite un emploi. Cependant, rien n’avait encore préparé John Carry à un profil comme celui d’Allan Fisher.

 

    Allan Fisher fut donc convoqué par son conseiller pôle emploi, avec obligation de s’y rendre sous peine d’être radié. Il détestait se rendre à ce genre de rendez-vous. Le bâtiment était sinistre et les gens qu’on y croisait étaient souvent dans des situations de détresse telles qu’en repartant il avait encore plus le cafard qu’à son arrivée. Mais Allan Fisher n’avait pas le choix. Il avait un loyer et de la nourriture à payer. Il se rendit donc à son rendez-vous pôle emploi avec John Carry.

 

    La première chose qui frappa Allan Fisher en rencontrant John Carry, c’était son côté carré. Lunettes carrés, chemise bien repassée et pantalon sans pli. Derrière son bureau, des dizaines de cadeaux envoyés par d’anciens demandeurs d’emplois ayant eu recours à ses services étaient exposés comme des trophées. Comme si aider les autres était une compétition avec remise de médailles à la fin. John Carry invita Allan Fisher à s’assoir. Lorsqu’il s’exécuta, il fixa Allan dans les yeux pendant plusieurs minutes silencieuses. Puis il finit par parler :

- Monsieur Fisher, j’ai beaucoup entendu parler de vous.

- Pas en bien j’espère ? répondit Allan du tac au tac avec un grand sourire.

- Pas en bien effectivement. J’ai lu votre livre. J’ai bien évidemment détesté.

- Et pourquoi donc ?

- Je dois reconnaitre que le style est plutôt bon. On tourne les pages sans se lasser. Mais ce qui me dérange vraiment, c’est la vision que vous avez du monde du travail. Vous pensez et faites croire à vos lecteurs que le travail n’est qu’une aliénation qui ne sert à engraisser des gens qui ont déjà trop d’argent et que l’épanouissement individuel y est impossible.

- C’est en effet ce qui ressort des expériences que j’ai pu connaître au cours de ma brillante carrière de fumiste professionnel.

- Je ne crois pas une seconde à cette vision des choses. Chaque individu a un talent pour quelque chose qui ne demande qu’à être exploité. Vous n’avez pas encore trouvé votre voie, voilà tout.

- Je pense que c’est vous qui vous trompez Monsieur Carry, répondit Allan Fisher. La structuration même de l’emploi empêche tout épanouissement. L’être humain n’est pas fait pour être une bête de somme tout juste bon à exécuter des ordres. Il est fait pour rechercher, créer, transmettre. Pas être un simple exécutant qu’on remplacera à la moindre contestation.

- C’est une vision bien sombre que vous avez là Monsieur Fisher. Mais cette conversation n’est pas utile dans ce qui vous a amené ici. Je vous ai convoqué car je suis convaincu qu’avec la sortie de votre livre, vous ne trouverez plus jamais d’emploi. Et c’est un conseiller pôle emploi avec 20 ans d’expérience qui vous dit ça. Vous ne trouverez plus rien.

- Pourquoi me convoquer dans ce cas ? répondit sarcastiquement Allan Fisher.

- Parce que j’ai peut-être une solution pour vous. Vous ne trouverez pas d’emploi dans notre époque mais dans une autre époque si.

- Je ne vous suis pas…

- Votre seule chance de retrouver un emploi est de partir dans le futur. Là-bas on ne vous reconnaitra pas.

- Vous voulez m’envoyer dans le futur pour que je puisse retrouver un emploi ?

- Oui, c’est la seule solution pour vous. J’en suis navré. Pôle emploi a fait construire un métro statio-temporel. Chaque station correspond à une année dans le futur. Vous vous arrêterez à la station de l’année 2275. J’ai envoyé votre candidature à un employeur dans le domaine de la chaudronnerie, vous vous y rendrez demain.

- Prendre un métro statio-temporel pour trouver du boulot dans le futur ? En plus dans le domaine de la chaudronnerie ? Il en est hors de question.

- Vous y allez où je vous radie.

- C’est comme ça que vous aidez les chômeurs ? En les envoyant dans le futur ?

- C’est tout ce que j’ai pu trouver pour vous. Et pourtant j’ai ratissé beaucoup d’employeur. Rendez-vous y demain. Et n’oubliez pas de payer votre ticket de métro avant.

- Vous êtes le plus grand salopard que j’ai jamais rencontré.

- Et vous le plus grand fainéant que j’ai jamais vu. Et pourtant j’en ai rencontré des cocos dans votre genre. A présent, filez !

 

    Allan Fisher quitta le bureau en faisant exprès de claquer la porte très fortement. Il était fou de rage. Il était forcé de quitter son époque pour aller effectuer un travail qu’il n’aimera pas de toute façon. Il espérait que les allocations chômage seraient plus avantageuses dans le futur. Sa nuit de sommeil avant son départ ne fut pas de tout repos tant cette situation invraisemblable dans laquelle il été fourré le stressait.

 

    Après une nuit de repos, il dut de résigner à prendre ce métro. Après un bien fade petit déjeuner, il prit quelques pièces pour payer son ticket, car pôle emploi ne prenait pas en charge les billets de demandeurs d’emploi, même quand il s’agissait de voyager dans un autre temps pour aller travailler. Mais cela n’était pas vraiment une grande contrainte pour Allan Fisher, car le prix du ticket à l’unité du métro statio-temporel était le même que celui du métro classique : 1,50 € par ticket, merci le service public !

 

    Il se dirigea vers la station temporelle de son époque. Chaque année, le nom de cette station changeait pour s’adapter à l’époque de départ du métro. L’année dernière, elle était tout bonnement appelée 2020. Aujourd’hui, elle est nommée 2021. Elle ressemblait à toutes les autres stations de métro, mais était beaucoup moins bondée que ces dernières. Sur les sièges d’attente, trônait toujours le clochard au bonnet rouge que toute la ville avait au moins croisé une fois dans sa vie. Sur le quai, plusieurs autres personnes attendaient également le métro. Leurs expressions faciales faisaient rejaillir une tristesse qui pouvait penser que tous ceux qui se trouvait dans cette station avait subi un sort similaire à celui d’Allan Fischer. Ce dernier se mélangea aux autres tristes sirs en attendant le prochain métro qui allait l’emmener dans le futur pour qu’il puisse travailler.

 

    Au bout de cinq minutes d’attente, le métro déboula et fit halte à la station 2021. Les portes grises se mirent à s’ouvrir automatiquement, et tous les locataires du quai s’approchèrent dans le même temps vers les portes ouvertes tel une horde de zombie ayant repéré de la chair fraiche. Quand tout le monde fut rentré, le silence et les yeux vers le sol régnaient. Allan Fischer, se tenant debout au milieu des condamnés du futur, se mit à regarder la liste des stations affichée dans la rame. Il y avait l’année 2025, puis 2030, 2035, etc. Mais vers la station 2100, les années commençaient à s’espacer entre les stations. On passait de 2100 à 2125, puis de 2125 à 2150, etc. Il en concluait que plus le métro s’enfonçait dans le futur, plus les stations s’éloignaient temporellement les unes des autres.

 

    Beaucoup de passagers descendirent dans les stations proches de 2021. Une bonne moitié sortit à la station 2025. Une autre partie dans la station 2030. Par la suite, les sorties se faisaient moins conséquentes mais régulières. Allan Fischer patienta jusqu’à sa destination : la station 2275. Lorsqu’il y arriva, ils n’étaient plus que 3 dans la rame où il se trouvait. A sa sortie, il constata que l’esthétique de la station n’avait plus rien à voir avec celle de 2021. De grands piliers blancs sur lesquels étaient inscrits de magnifiques hiéroglyphes en or portaient la station. Au plafond trônaient de magnifiques candélabres composés de pierres précieuses. Tout respirait la richesse dans la station.

 

    Un homme qui tenait une pancarte où était inscrit le nom d’Allan Fischer se tenait au milieu du quai. Allan se dit que c’était probablement son futur employeur qui l’attendait pour le faire bosser dans sa chaudronnerie. Lorsqu’il s’approcha de lui, il avait l’impression soudaine d’avoir déjà vu cette tête. Mais ses souvenirs n’étaient à ce moment-là pas assez précis pour mettre un nom sur ce visage. Il s’approcha de lui :

- Bonjour, je suis Allan Fisher.

- Bonjour Monsieur Fisher. Je suis votre conseiller pôle emploi de 2275. Je suis navré de vous l’apprendre, mais mon confrère de 2021 s’est trompé sur la station où vous devez vous rendre.

- C’est une blague ?

- Pas du tout Monsieur Fischer. Il n’y a plus de travail en 2275. Plus depuis que le robot Daneel Olivaw ait robotisé l’ensemble du salariat mondial. Vous devez vous rendre dans une autre station pour trouver du travail.

- Bravo pôle emploi. On ne peut vraiment pas compter sur vous. Bon, où ou plutôt quand dois-je me rendre ?

- Nous vous avons trouvé une place de maroquinier en 5725. La pénurie d’uranium de l’an 5703 a fait considérablement baisser la population robotique. Ils ont besoin de main d’œuvre là-bas.

- Bon j’y vais. Mais vous aurez de mes nouvelles, je vous le dis !

 

    Et Allan Fischer opéra un demi-tour pour quitter cette époque parfaite et rejoindre sa nouvelle affectation inattendue. Il lui restait encore 3450 ans de trajet à faire. Il s’assit donc sur un siège de la rame, où il n’y avait plus que deux autres personnes et se mit à faire un petit roupillon. A son réveil, il constata qu’il était le dernier passager du métro. Il consulta son portable pour regarder en quelle année il était. Il se trouvait en l’an 5721, il se rapprochait donc de sa destination. Mais c’est à ce moment-là qu’il vit qu’un mail lui avait été envoyé par son conseillé pôle emploi de 2021. Son mail datait de cette même année, il avait donc été envoyé il y a 3700 ans sans avoir été consulté. Allan Fischer ouvrit le mail et envoya un accusé de réception à son correspondant. Il le lut :

« Bonjour Monsieur Fischer,

J’espère qu’au moment où vous lirez ce mail, il ne sera pas trop tard.

J’ai eu vent, peu après votre départ, qu’un de vos anciens collègues de chez Panavi s’était fait passer pour un conseil pôle emploi chez nous. D’après nos informations, il chercherait à se venger de vous après qu’il eut perdu sa place de manager à la suite nombreuses erreurs de votre part. Faites donc très attention, cet individu cherche à vous nuire. Si vous croisez un conseiller pôle emploi en 2275, surtout méfiez-vous.

En espérant vous avoir prévenu à temps,

Votre conseiller pôle emploi de 2021,

John Cary. »

 

    A la lecture du mail, le visage d’Allan Fischer se figea. Il était sûr d’avoir déjà croisé cet homme qui prétendait être son conseiller pôle emploi de 2275. C’était son ancien manager de Panavi. Mais il n’était pas sensé le rencontrer à sa sortie du métro. Pourquoi celui-ci l’avait envoyé en 5725 ? Pour une vengeance personnelle probablement. Allan se souvint qu’il avait fait gaspiller des tonnes de pate à croissant juste pour se faire virer et toucher des allocations chômage ensuite et que dans la foulée son ancien manager avait subi le même sort. Il craignait à présent le pire quant à l’année où il avait été envoyé.

 

    Le métro s’arrêta à la station 5725. Les portes grises s’ouvrirent et Allan Fisher fit ses premiers pas dans cette nouvelle station d’un air craintif. La station ne ressemblait plus du tout à celle de 2275. Les magnifiques piliers dorés avaient été criblés de balles ou tagués. Les candélabres avaient été volés. La station était sale et semblait abandonnée. Mais Allan Fisher aperçut un homme en train de dormir par terre sous plusieurs papiers journaux :

- Monsieur ! Réveillez-vous ! dit Allan Fisher en secouant le clochard.

- Humm… Vous êtes qui vous ?

- Un demandeur d’emploi qui a été envoyé ici par erreur. Que s’est-il passé ici ?

 

    Le clochard se releva péniblement et après avoir repris ses esprits après ce réveil difficile et lui raconta ce qu’il s’était passé :

- Ce qu’il s’est passé ? Eh bien c’est la fin du monde mon pauvre ami. En tout cas la fin de notre monde depuis que les épouvantails communistes ont fait la révolution après que les écrits de Karl Epouvantarx ont entrainés cette révolte. Les humains ont été en exterminés en masse. Certains ont été empalés vivants et placés dans des champs pour qu’ils prennent l’ancienne place occupée par les épouvantails. A présent, ils traquent les derniers humains qui se cachent où ils peuvent pour survivre.

- Mon dieu ! Cet enfoiré savait très bien ce qu’il faisait en m’envoyant ici !

- De qui parlez-vous ?

- De rien, excusez moi. Il faut absolument que je reparte vers le passé !

- Vous ne pouvez pas bougre d’andouille ! La ligne de retour a été détruite après une grosse bataille qui s’est déroulée dans cette station. Vous ne pouvez pas repartir.

- Ça veut dire que je ne pourrai jamais revenir dans mon époque ?

- Pas forcément. Ecoutez, ça ne se voit pas vu mon accoutrement, mais je suis un ancien chercheur en physique quantique. A l’époque où je travaillais, de nombreuses théories commençaient à apparaitre sur le déroulement du temps. Plusieurs chercheurs affirmaient qu’il était possible que le temps soit cyclique, c’est-à-dire qu’il forme un cercle. Donc votre seul espoir est de reprendre ce métro et de continuer jusqu’à aller au bout du cycle temporel de l’univers. Vous finirez par rejoindre le bout du cercle et revenir donc au point 0 du temps, c’est-à-dire à la formation du big bang. Vous pourrez ensuite vous rendre à votre époque.

- Donc je dois reprendre le métro en espérant que le temps ne soit pas continu mais fasse une boucle sur lui-même pour revenir à mon époque ? Mais c’est de la folie !

- Vous n’avez pas le choix. Vous préférez rester ici à vous faire persécuter par des épouvantails ? Alors repartez et filez mon ami !

 

    Allan Fischer repartit donc vers le métro, totalement abasourdi par la situation dans laquelle il se trouvait. Il refranchit les portes grises de la rame, mais le métro ne repartait pas. Il décida donc de se diriger vers la cabine du conducteur. Une fois arrivé, il ouvrit la porte de la cabine, mais le conducteur n’était plus là. Son regard se dirigea alors vers la voie du métro. Et il vit le conducteur en plein milieu, empalé et semblant toujours vivant. Le conducteur le vit et lui fit un bref signe de la tête signifiant qu’il devait fuir très vite. Allan Fischer s’assit donc sur le siège et démarra le métro, écrasant au passage l’ancien conducteur empalé sur la voie. Il ne lui restait plus qu’à conduire tout droit vers le futur étant donné qu’un retour en arrière était à présent impossible à cause de la destruction de la voie de retour. Et à espérer que le temps soit cyclique pour qu’il puisse rentrer chez lui. Il était à présent en CDI.

 

FIN

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